Serge BOIMARE
Directeur Pédagogique du Centre Claude Bernard - Paris
Lorsque l’équilibre psychique est remis en cause par l’apprentissage…
« Je le ferais si je veux encore ». « T’as pas à me commander, t’es pas mon père ». « La grammaire c’est bon pour les bouffons » « J’peux pas réfléchir quand il y a du silence »…
Comment peut-on conserver notre identité de pédagogue, lorsque nos élèves abordent les savoirs sans avoir pu mettre à distance les parasitages émotionnels ou relationnels qui pervertissent la situation d’apprentissage ? Il faut se faire à l’idée que nous n’arriverons à rien en continuant à traiter ce problème comme s’il s’agissait d’un manque d’apport ou d’un sous entraînement. Cette fois, nous somme face à une organisation psychique particulière qui s’est mise en place lors des premières expériences éducatives. Cette organisation manque de la souplesse et de la capacité d’adaptation nécessaire pour supporter la remise en cause et les sentiments contradictoires inhérents à l’acte d’apprendre.
Apprendre et penser, ne se résume pas seulement à une affaire de stades et de compétences intellectuelles, mais repose tout autant sur un ensemble de qualités psychiques qui vont permettre de supporter l’épreuve du changement qui les accompagne.
Comment affronter le manque et le doute ? Comment regarder ses limites et ses insuffisances ? Comment renoncer au tout possible et au tout tout de suite ? Comment accorder de l’intérêt à son fonctionnement intellectuel ? Lorsque les apprentissages précoces, n’ont pas permis de développer un seuil minima de tolérance à la frustration, n’ont pas donné un sentiment de confiance en soi-même et en celui qui vous guide, n’ont pas permis de se référer à des lois, à des règles, à des rythmes suffisamment fiables pour s’organiser psychiquement. C’est alors que la situation d ‘apprentissage qui réclame ces qualités, devient pourvoyeuse de risque de déséquilibre, devient dangereuse et déclenche des craintes excessives. Craintes contre lesquelles, les meilleurs remparts sont encore, pour ces enfants, de court circuiter leur pensée et de laisser flotter les repères afin de ne pas avoir à s’inscrire dans un cadre fait de règles et de lois trop précises.
Attitudes incompatibles, bien entendu avec notre souci pédagogique, qui va nous amener à intensifier notre effort de transmission ou à laisser tomber selon nos personnalités ou nos humeurs du moment. De toute façon, les résultats en seront à peu près identiques, nous risquons de transformer ces craintes en attaque du cadre ou en incompétences notoires, car nous ne leur offrons pour seule issue que de se diluer dans des idées de persécution, d’abandon, ou de dévalorisation excessive, qui font des cocktails particulièrement explosifs lorsque ces enfants sont en groupe.
Si les enfants qui refusent d’apprendre, n’arrivent pas à utiliser leurs peurs dans un contexte constructif, c’est parce qu’elles n’ont pas l’assise fantasmatique qui leur permettrait de décoller du vécu personnel et de la sensation pour aller vers le symbolique, c’est parce qu’elles ne sont pas suffisamment metaphorisées pour passer du singulier vers le général.
Même dans le cadre pédagogique, nous devons le prendre en compte, et veiller à proposer un élargissement de la figuration de ces peurs avant de solliciter l’exercice de penser.
Faire en sorte que les inquiétudes deviennent partageables : le rôle de la médiation culturelle.
Alors comment faire pour que l’objet de l’apprentissage ne devienne pas la cible de projections parasites, ne soit plus chargé de tout ce risque et ce maléfice ? Comment faire pour mettre à distance ces parasitages émotionnels, relationnels qui pervertissent les enchaînements et les liens entre les opérations mentales. Si je veux aider ces enfants, je sais qu’il va être nécessaire d’atténuer ces projections génératrices de confusion et d’empêchement de penser.
Plus j’avance dans ce métier, et plus je suis persuadé qu’il n’y aura pas de sortie d’un échec lourd, comme celui que vivent ceux qui n’ont pas réussi à assimiler les bases de la scolarité primaire, sans prise en compte des images et des sentiments qui les animent dans la situation d’apprentissage. A condition bien entendu de trouver la voie qui va permettre de les atténuer et de les rendre fréquentables pour que l’exercice de penser devienne enfin possible en leur compagnie.
Je sais que cette proposition n’est pas habituelle. Je sais qu’il est dit qu’elle risque de dénaturer le cadre pédagogique, de le transformer en lieu thérapeutique de second ordre, pourtant je la maintiens. J’irai même jusqu’à dire que si l’on veut relancer le processus des apprentissages, et restaurer la relation pédagogique lorsqu’il y a eu échec sévère, il sera indispensable de traiter avec les soubassements, les fondements de cette pensée, même s’ils sont chaotiques, archaïques ou violents.
Toutefois, si l’on veut maintenir le cadre pédagogique, il s’avère impératif de ne pas traiter en direct avec ces inquiétudes mais de faire en sorte qu’elles deviennent partageables avec les autres dans un lieu où le projet reste toujours celui d’apprendre. C’est pourquoi je propose de leur donner une forme par le biais de la médiation culturelle. Cette médiation qui peut prendre une forme littéraire, scientifique ou artistique devra donc remplir un double rôle :
1 - permettre aux questions brûlantes et aux inquiétudes premières d’avoir le droit de cité. Mais plus n’importe comment, cette fois, elles seront contenues, figurées dans un registre symbolique, dans une métaphore qui les mettra en forme et les atténuera ;
2 - offrir dans le même temps le fil pour s’en éloigner et aménager un cadre ou le passage à l’abstraction et à la règle deviendra possible. Pour comprendre ce double rôle de la médiation, il faut relire Jules Verne qui n’arrête pas de pratiquer ainsi tout au long de ses romans, n’hésitant pas ramener son lecteur au plus près de ses angoisses archaïques, avant de lui proposer un cheminement scientifique.
Donner à ces inquiétudes une forme compatible avec l’exercice de pensée.
Ce n’est pas lorsque Guillaume me parle avec des yeux brillants de convoitise du compte en banque de Mickaël Jordan, qui gagne trois Porsche par jour, soixante mille francs à l’heure, trois dollars à la seconde, que nous pourrons prendre appui sur ce savoir, pour aborder la multiplication des fractions, ou la mise en facteur qui est à son programme. Pour aller vers la loi générale, le trop chaud n’est pas plus porteur que le trop froid.
C’est la raison pour laquelle je préfère lui répondre avec l’aide et en présence de mes médiateurs Persée et Thésée qui nous fournissent des images somptueuses sur le conflit des générations, sur le désir incestueux, sur les limites de la force qui le préoccupent tant. Guillaume en a besoin pour supporter cette confusion de sentiments que lui fait vivre la recherche mathématique.
Plutôt que de côtoyer Mike Tyson, que Guillaume vénère, je préfère lui présenter Héraclès qui nous montre que le chemin pour atténuer la violence passe par une acceptation de sa féminité, par une reconnaissance de sa dimension intérieure, par une confrontation avec ses peurs.
Plutôt que de le laisser croire qu’il suffit d’être un battant pour devenir comme Bernard Tapie, qui est sa référence, je préfère le mettre en présence d’Achille, qui a lui aussi des qualités sportives et guerrières, mais qui nous fait réfléchir sur la différence entre invincibilité et immortalité et comprendre que la sagesse peut être alliée à la force sans risquer pour autant de perdre sa virilité.
Guillaume les accepte parce que leur histoire n’est pas aussi éloignée qu’il n’y paraît de la sienne. Cette médiation a un avantage : grâce à la distance qu’elle permet de prendre dans le temps et l’espace, grâce à son inscription dans le registre culturel (je me sers tout autant des textes d’Homère, d’Hésiode, de Vernant), grâce à la place qu’elle occupe dans la chaîne des générations qui me transcende autant que Guillaume. Elle offre des images, des représentations exploitables par la pensée, de ce qui l’excite ou lui fait peur.
C’est sans doute ce qui va lui permettre de s’en saisir pour s’éloigner de la répétition, pour faire des liens avec ce qui ne pouvait être qu’éclaté ou dispersé et pour pouvoir aborder dans de meilleures dispositions ses lacunes en orthographe et en mathématiques. Cette démarche est indispensable pour que cet adolescent puisse accepter d’en revenir à un cadre où il lui sera enfin possible de reconnaître, que pour savoir il faut d’abord apprendre.
© INRP, Centre Alain Savary – mai 2002
http://www.inrp.fr/zep2/relais/relpdf/boimare.pdf
Voir aussi https://www.cairn.info/revue-lettre-de-l-enfance-et-de-l-adolescence-2005-3-page-97.htm
Pour aller plus loin :
BETTELHEIM B. La lecture et l’enfant . Laffont. 1983.
BOIMARE S. L’enfant et la peur d’apprendre. Dunod. 1999.
DEBRAY R.Apprendre à penser. Eshel - 1989
MEIRIEU Ph. Des enfants et des hommes. Littérature et Pédagogie. ESF. 1999.
VERNANT JP. L’univers des dieux et des hommes. Seuil.