Voici une démarche alliant écriture et art plastique, permettant de tisser des liens entre les deux domaines, et de réfléchir sur certains concepts qui touchent à la vie en société.
Elle fait référence à Pierre Alechinsky, peintre et graveur, affichiste, illustrateur, homme de lettre, membre du mouvement Cobra, artisan des échanges peinture/mots avec d’autres comme Dotremont.
(Pour voir les illustrations du document, voir le pdf associé)
Axes de travail. (et pistes pour la théorisation)
1. Fonctions de la marge pour la construction de l’oeuvre, son amplification, sa lisibilité, sa respiration, son insertion dans le tissu des diverses lectures.
2. Le regard de l’autre comme révélateur et "distanciateur".
3. La marge comme interstice entre la peinture et les mots. Transversalité des champs... et des compétences.
4. La marge : rupture, renversement de vision, rapport entre centre et périphérie.
5. Créer des liens qui créent du sens : ainsi procède l’intelligence qui s’agrandit et aggrandit le champs de ses savoirs et de ses compétences.
6. De la nécessité de sortir du cadre pour devenir intelligent (sortir de la pure reproduction), de sortir du texte et envisager le contexte pour comprendre comment va la vie (science) et comment vont les gens (inter-communication - dialogue - relations)
Matériel :
ciseaux, cutter, colle non permanente ou gomme adhésive, post-it.
Marqueurs, écoline, récipients à eau, pinceaux, portes plumes, petits bouchons-godets, crayons noirs.
Cartes postales, reproductions. en couleurs d’Alechinsky, textes en grands caractères, livres divers (livres d’art d’Alechinsky et d’autres peintres, livres de sagesse et de poésie, créativité...)
A. Première partie
1. Chacun note sur un papier les idées qui lui viennent quand on parle de marge, quelles associations de sentiments, pensées, actions, souvenirs ou perspectives (3 min.) ;
puis garde ces notes pour lui-même.(7 min.)
2. On distribue à la moitié du groupe le texte des définitions du Petit Robert : "Marge... Marginer" en petits caractères, dans leurs dimensions d’origine, avec de très grandes marges, et à l’autre moitié du groupe, le même texte, sans marge du tout. (cf. annexe 1)
Consigne : lecture individuelle. (5 à 7 min.)
Puis on distribue à chaque groupe l’autre texte (un par personne).
Consigne : observez les différences que cela fait pour vous. Notez. (3 à 5 min.)
Partage rapide (l’animateur note éventuellement au tableau, selon le temps dont on dispose et l’importance du groupe). (10 à 12 min.)
Le partage peut se faire en petits groupes de 3 ou 4 personnes.
3. Chacun reprend le texte avec marge, et repère (souligne) 5 à 10 mots, idées ou expressions qui lui parlent plus particulièrement, qui mettent son esprit en mouvement, en recherche, en projet vers... (5 à 10 min.)
... et puis note, en marge, ce qui lui vient à l’esprit : mots, idées, schèmes, schémas, réflexions, associations avec sa pratique, son envie de faire, de créer, d’imaginer une activité en classe, un projet pour lui-même, d’aller plus loin. (5 à 10 min.)
4. On distribue quelques titres d’oeuvres d’Alechinsky choisis parmi les plus insolites, stimulants. (Annexe 2)
5. Avec des couleurs, des flèches, des liens, des connexions, faire vivre ces annotations, leur donner de l’ampleur ("amplifiez") (20 min.)
6. Découper cette "carte mentale" en enlevant le texte central de la définition : s’en faire un cadre qu’on va promener sur les travaux des autres, pour butiner. Poser ce cadre sur différents supports, documents, cartes postales, reproduction d’Alechinsky, textes ou cadres des autres participants pour y collecter des choses intéressantes. (10 min.)
Il s’agit donc d’enrichir son "cadre" d’idées, de concepts, de dessins collectés ici ou là. "Faire vivre, donner de l’ampleur". (10 à 15 min.)
7. Se mettre par quatre (mais il est intéressant de disposer dès le début le groupe par quatre, en groupant les tables par deux).
8. Chacun reçoit une grande feuille (A3 ou même plus grande si possible). Il positionne son cadre ou l’y colle (colle non permanente) au centre de sa grande feuille. (Pour rappel, à l’intérieur de ce cadre normalement bien nourri, il n’y a encore rien, un centre vide.)
On passe le tout à son voisin qui va amplifier, défier, contredire, surprendre, titiller les idées qu’il y voit, par de l’écriture de textes, de phrases, de mots, par des dessins, des symboles... sans rien écrire sur le cadre, ni à l’intérieur, mais uniquement en marge du cadre, à l’extérieur.
Les cadres peuvent circuler ainsi quelque temps, dans le petit groupe de quatre ou plus loin, en fonction du temps disponible et de l’ambiance du groupe. (15 à 20 min.)
Pendant ce temps, les animateurs préparent des godets d’écoline, de l’eau et des pinceaux.
A ce stade, discussion éventuelle au sein des petits groupes ou plus largement. "Apparaît l’envie de pinceaux".
9. Chacun récupère sa grande feuille (cadre et marges annotées par les autres) et va illustrer en couleur à l’écoline et au pinceau le centre de sa feuille, par des dessins, des mots, des signes ou des images... :
Consigne : enluminer, donner corps et forme à ce qui émerge, matérialiser, faire vibrer, colorer, donner du tonus, de la force, ce qui ressort de la marge et construire son centre à soi, son "quant à soi". (20 à 30 min.)
B. Deuxième partie.
1. Se fabriquer un petit cadre, par exemple avec deux L de papier fort (avec des côtés intérieurs de plus ou moins 8 cm) qu’on va pouvoir superposer. En les glissants l’un sur l’autre, on pourra varier la grandeur de sa petite fenêtre, comme si on changeait de focale.
2. Découper le centre coloré lors de la première partie et le coller au centre d’une feuille blanche (A4 ou A3)
3. Faire irradier. Promener son petit cadre sur son centre coloré, y repérer une grande diversité de petits signes, morceaux, dessins, mots ou lettres. Changer de focale, changer l’orientation, viser tantôt une courbe, un trait, un mouvement...
Egréner des images du centre et les faire sortir, les agrandir, les reproduire en noir et blanc tout autour comme un cadre amplificateur qui raconte ce qu’il y a au centre. (Ca peut être sous forme de bande dessinée, ou de dessins entrelacés,...). Travailler de préférence à la plume, ou au pinceau très fin, en tout cas en noir, ça peut-être aussi au crayon noir. (20 min.)
Tracer les limites du cadre, finaliser, parachever le travail pictural. (5 min.)
4. Phase de socio-découverte. Se lever, aller voir chez les autres en circulant entre les tables.
5. Présentation de reproductions d’oeuvres d’Alechinsky, livres et photocopies en couleurs et en noir et blanc. (Annexe 3)
6. Distribuer à chacun des extraits de "Peinture, poésie, philosophie" de Max Loreau (Ed. Labor, Espace Nord 1998 - voir annexe 4).
7. Reprendre le texte découpé (définition du dictionnaire) avec les mots qu’on y a soulignés.
Recopier ces mots soulignés au centre, à l’intérieur du cadre, à l’encre noire (plume, calligraphie ou pinceau).
Les brouiller : les occulter à coup d’encre, diluée d’eau ou non ...
les faire irradier : y faire circuler la vie, par des traits de couleurs, d’autres mots, en association, ou des dessins - réminiscence des phases précédentes ou surgis à neuf.
Vibrations changeantes. Bordures bariolées.
Puis
8. Ecriture, en accompagnement remuant, ouverture à l’imaginaire, sans se borner...
Prendre des mots parmi tous les mots qui ont été récoltés, leur trouver un mot partenaire (opposé en couple paradoxal, ou frère de lait, en parenté, en filiation ou en cousinage...
Jouer avec ces mots dans la marge autour de la marge.
L’écriture peut être un racontage, ou un tissage de textes, ou fait de collage d’idées. elle peut être aussi une "mise en patrimoine". (ce qu’on va garder comme trace pour soi ou "pour les générations futures"...) (20 min.)
9. Relance éventuelle en distribuant le texte sur la marge "Relances" (Annexe 5)
Consigne orientante, après plus ou moins 15 min. d’écriture, soit pour relancer l’écriture ou la prolonger, soit pour préparer le partage :
- qu’est-ce que tout cela a à voir avec ma pratique ?
- qu’est-ce que cela change pour moi ?
- quelle conceptualisation ?
- quelle prise de conscience ? (5 à 10 min.)
10. Partage en grand groupe et théorisation (20 à 45 min.)
Prévoir un temps conséquent pour ce partage pour avoir le temps d’une véritable conceptualisation - théorisation. (45 min.)
Thèmes de la théorisation :
Outre les thèmes évoqués en début de démarche, on peut encore envisager les aspects suivants :
• Dévoilements, écarts, déplacements, continuités, mises en relation ;
• Emergence de l’objet plastique dans ce qui l’a fait naître, dans son environnement, dans son élaboration, dans une lutte contre et avec les structures de pensée anciennes ;
• Et les questions de marginalité sociale : il y a les marginaux intégrés, qui ont choisi d’avoir un pied dedans et un pied dehors, qui ont choisi leur marginalité - source de créativité ou non... -, et les marginaux exlus, ceux qui sont tombés hors de la page... ou qu’on a fait tomber (parfois par des processus d’exclusion, et l’école sait y faire si elle n’y prend garde...)
• Et les notes écrites en rouge dans la marge des cahiers et des feuilles, comme évaluation formative ou comme sanction sans appel...
Maryanne Goderniaux et Michel Simonis
Annexe 1. Définitions du Petit Robert : "Marge... Marginer"
(Cf. photocopie)
Annexe 2 : Quelques titres d’oeuvres d’Alechinsky.
Encres à bordure - Narquoisie - L’inconditionnement humain - Chapeau fort - L’eau à la lucarne - Encriers témoins - Varappe végétale - Vive la calotte polaire - La reine des murs - Poème à voir - Tableaux à remarques marginales - Vacillations - L’excédante - Le rêve de l’ammonite - Odessa mama - Morsures et marges - Astres et désastres - Gnoses et gnomes -Oniroduc - En avant, y a pas d’avance - Ne méprisez pas l’homme qui fait craquer ses jointures - Le peintre et les ensortilèges - Brassée sismographique...
Annexe 3. Reproductions d’oeuvres d’Alechinsky.
(Cf. photocopies)
Annexe 4. "Travail de et dans la marge". Extraits de "Peinture, poésie, philosophie" de Max Loreau.
TRAVAIL DE ET DANS LA MARGE.
Marge.
Un mot qui fait des ronds dans l’eau.
Puisse-t-il aussi faire quelques vagues...
A propos d’Alechinsky, Max Loreau écrit :
" D’où tiendrait-elle son sens, son évocation ? Dans l’esprit de qui la regarde, à quoi se raccorderait-elle, pour durer ? Comment, faite comme elle l’est, réussirait-elle à s’ancrer, s’imposer solidement, à parler, je veux dire à être parlante puisque, dénuée de modèle, elle ne ressemble à rien ? Elle n’est d’abord qu’un espace balbutiant, ayant tout de l’insignifiant ; un insaisissable séisme. Bref, une surface criante dont on ne sait que faire ni comment la retenir : l’oubli règne sur elle."
Et voici donc le travail dans la marge : "Ce que la vue, prise en bloc par ce tout incompréhensible, est impuissant à fixer, il le reprend et l’égrène à présent. Il repère ici un fragment, là en isole un autre, qui, détachés, peuvent se prêter à sens. Et c’est inévitablement, alors, l’occasion d’un autre travail. Nous n’y échappons pas, toute bribes d’existence indécise est tentée par plus précis qu’elle. Elle songe en nous à ce qu’elle pourrait devenir. S’imaginant ceci, cela, elle se figure en toutes espèces de travestis... Elle procède à des essayages, s’interprète en différents rôles, et ainsi se figure tout court - prend forme."
"La marge et son temps de légèreté accrue agissent sur l’image comme un fortifiant. Organes de maîtrise."
"Le pourtour est exubérance, abondance dans l’agitation, renouvellement illimité, d’un mot : spontanéité. Or pareilles énergies, pléthores enveloppant l’image, où les trouve-t-on ? précisément, hors du champs de l’image, là où tout échappe aux contours, à l’attention, à l’immobile, dans les dedans, au fond, qui se dérobent à l’oeil, dans les débordements du chimérique toujours à courir en avant. Voilà ce qu’est la nouvelle marge : les épanchement de l’imagination, l’espace le plus intime qui ne connaît pas de frontières et se prolonge sans fin, l’infini qui étend sa vie loin au delà du visible."
(Max Loreau)
Et si on appliquait ceci à une définition du dictionnaire...
Annexe 5. Le texte "Relances"
RELANCES
1. marge d’erreur : "Et quoi de la marge d’erreur dans la notation des élèves, ou même dans leur évaluation dite "formative" ?
2. marge de manoeuvre. Lu dans le journal du 7 mai 2000 : "Le Dalaï Lama reconnaît que le premier ministre chinois Zhu Rougji est plus ouvert, mais s’interroge sur sa marge de manoeuvre". Quel est l’espace de liberté qu’on se donne dans son école, sa classe, par rapport à toutes les contraintes imposées, sa marge de manoeuvre entre les collègues, la direction, l’inspection, les décrets, les circulaires et... les élèves, et... ce à quoi on croit dur comme fer ?
3. "Le réel n’est qu’un décor plutôt morne. Prêtons plutôt attention aux portes qui s’y découpent et conduisent aux coulisses, c’est-à-dire aux seules vérités qui vaillent, les illuminations, petites ou grandes, sel de l’existence". (à propos de "passages" chez les surréalistes, dans "Le monde de l’éducation, avril 99, introduction au dossier "l’école contre l’imagination ?")
4. margelle. Etre au bord. Au bord de quoi ? au bord du puits, de la source, du trésor qui y est caché ?
5. marge et marginalité. Il y a la marge choisie et la marge subie, l’une est une marginalité intégrée, incluse dans la société, l’autre une marginalité d’exclusion, voire de rejet. Comme si l’une était restée au bord, sur la page, l’autre tombée en bas de la page, dans l’errance.
6. marges qui ferment et marges qui ouvrent, marges passages.
Autrement dit marges qui tuent ou marges de vie ?
Ce qu’on note en marge des travaux des élèves est-il un repérage de ce qui ne va pas, un soulignement des failles, des fêlures, pour les mettre en valeur et risquer un enfermement dans la norme, une impasse mortelle ?
Ou sera-ce un accompagnement, donnant corps à ce qui émerge, ouvrant et oeuvrant à l’étonnement ?
Comme l’enluminure au Moyen-âge, comme Alechinsky qui fait de ses marges périphériques un accompagnement du centre, pourrait prendre place un accompagnement de ce que l’élève est en train de faire, ou de ce qu’il recherche - peut-être encore obscurément - pour donner écho au rythme intérieur qu’on y repère, "en couleur", c’est à dire en y laissant couler la vie.
Donner corps à ce qui émerge. Par des mots, faire émerger à la conscience . Faire vibrer.
7. SILENCIO (Eugen Gomringer)
Annexe 6. Silencio, de Gromringer
Schweigen (Eugen Gomringer)
"...L’importance du blanc sur la page imprimée n’est plus à démontrer, mais peut-être n’est-on pas assez conscient du fait que toutes les pages de tous nos livres sont imprimées dans le cadre blanc des marges, qui équivaut à un cadre de silence. Un livre sans marges, sans blancs de tête ni de pied, nous semblerait peu agréable non pas simplement par la raison d’un écart à une norme, mais plutôt par la disparition du mur de silence qui enclôt l’œuvre et I’isole du grouillement extérieur.
Schweigen, en un certain sens, inverse cette relation et place un mur de paroles autour du silence blanc...
Une référence au Zen n’est pas ici déplacée, car on sait quels sont ses symboles de prédilection : le cercle vide, le miroir, la pleine lune, dont le trait commun est l’image vide, la forme sans forme, le silence tonitruant ("donnernde schweigen"). Et Kandinsky ajoutait : "Le blanc agit sur notre âme comme le silence absolu".
(Commentaire extraits de Herméneutique du Mandala, p. 213, in Cahiers internationaux de symbolisme, n°48-49-50, 1984)
Annexe 7. Exemple de réactions au mot marge à la première étape du travail (dans un groupe d’enseignants) :
"- notation, jugement, ligne rouge
– en dehors, à côté, exclusion
– guide, à gauche
– parallèle, différent
– espace libre, réserve
– Alechinsky, graphisme, milieu-bord, bordure, encre, pinceaux, sentier, contour, écriture
– imprimerie, cahier
– sur le côté, spécial, marginal, à l’avance
– vignette, BD
– système
– marche."