Des questions fondamentales sont présentes : des questions de pouvoir, de violence, d’identité, de propriété, des questions sociopolitiques mêmes sont en jeu.
Parfois chacun se réserve un coin à lui et s’interdit d’aller sur le terrain des autres. Dans ce cas, il n’y a pas d’oeuvre collective, et en général le résultat est assez pauvre et sans unité.
L’un ou l’autre peut rester dans son coin, et faire son petit travail jalousement gardé. Souvent, cela incite quelqu’un d’autre à venir titiller son oeuvre solitaire, démonter sa belle construction, ajouter une couleur ou un graffiti ou même raturer son dessin. Parfois le pillage se produit comme une soudaine impulsion, naïve ou agressive. L’un s’amuse à faire des taches de couleur sur le travail, jugé trop sombre, de l’autre ; ou, emporté soudain, y va carrément avec sa main, à travers tout.
Comme tout le monde se sent concerné dans le petit groupe, cela permet l’expression des émotions et une théorisation des enjeux.
Des questions fondamentales sont présentes : des questions de pouvoir, de violence, d’identité, de propriété, des questions sociopolitiques mêmes sont en jeu.
Raturer, déchirer ou effacer la trace de quelqu’un d’autre, c’est faire disparaître quelque chose qui peut avoir pour lui beaucoup d’importance et de signification. Les productions artistiques en arts plastiques peuvent être vécues comme prolongement du moi, trace matérielle et tangible d’un savoir-faire ou d’un savoir être. Pour l’un, toucher à sa trace sera toucher à son être, pour un autre, ce sera toucher à ce qu’il a produit, donc à ce qui lui appartient, à son avoir.
Dans notre culture, la création est le plus souvent attachée à une produit. On a même des musées (et des banques) pour stocker les productions des artistes. A l’autre extrême, il y a l’artiste potier qui brise ses pots quand ils sont achevés, parce que la seule chose importante pour lui est l’acte intense de la création. "Une participation éphémère à l’acte divin de création du monde" disent les aborigènes de leurs peintures de paysage dont ils ne laissent aucune trace une fois la cérémonie terminée. Et les moines tibétains dispersent au vent leur mandala de sable qui leur a demandé des semaines d’un travail minutieux.
Si nous permettons à chacun de mettre des mots sur ce qu’il vit et ressent, et encore mieux de les écrire, on va enclencher une prise de conscience de ce qui s’est joué dans l’événement. Ce qui était négatif (la déception, la frustration, la colère, la pulsion à piller, à détruire, la honte ou la peur de mal faire ... ) peut ainsi prendre un sens positif : la prise en compte des sentiments, des émotions, des jeux de pouvoirs, la découverte des projets ou des croyances auxquels on était farouchement attaché, un lâcher prise, des enjeux sociaux ou politiques dans le groupe, etc ...
Eduardo De Bono décrit un niveau de résolution des conflits au delà de la discussion ou de la négociation polaire, si chère à nos esprits occidentaux, et dans laquelle les points de vue s’affrontent : la construction d’une solution neuve à partir des points de vue de chacun (cf. son livre "Conflits" traduit en français chez InterEditions). N’est-ce pas ce qui était en jeu, symboliquement dans la peinture collective ?
Michel Simonis
juillet 2015