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ORIENTER DANS UNE SOCIÉTÉ DÉSORIENTÉE ?

On est en 1997. Trois directeurs de PMS, dont je suis, proposent une Carte Blanche lors d’un FORUM ENSEIGNEMENT organisé par Ecolo à Liège.
Voici le résumé de la carte blanche, et le texte complet.

PROPOSITION DE CARTE BLANCHE
FORUM ENSEIGNEMENT 1997

Lever de soleil sur l’orientation : à l’est, du nouveau ?

Orienter dans une société désorientée ?
Donner une boussole ou mettre en lumière ?

Angle d’attaque :
Laurette Onkelinx suppose qu’une meilleure orientation des élèves permettra de faire des économies.
Ricardo Petrella, lui, souligne l’urgence qu’il y a à "délégitimer" les fondement d’une idéologie qui domine toutes les facettes de la société.
Entre les deux, nous (nous) posons des questions sur le sens d’une "orientation" : orienter pour quoi faire ? orienter qui, l’élève ou l’école ? orienter vers quoi ? dans quel but ?
Les équipes tri disciplinaires (appelées PMS) qui accompagnent les écoles (et sont censées cheminer avec elles) sont invitées à se recentrer sur l’orientation.
Nous pensons qu’orienter aujourd’hui - et demain - c’est autre chose que de mettre "la bonne pièce à la bonne place". Ne s’agirait-il pas plutôt de déhiérarchiser les filières, changer les mentalités, sortir l’idée de compétition de la tête des profs, des élèves et des parents, réorienter le système scolaire, si c’est le système qui produit l’échec. Ne serait-ce pas d’un changement pédagogique - ou éducatif - qu’il s’agit ? Un autre regard sur l’éclosion et la maturation des "vocations", c’est instaurer d’autres pratiques d’enseignement, d’orientation, d’écoute, d’accompagnement des jeunes et de Guidance des systèmes scolaires...

Mireille Mutsers, Jean-Marie Gilen, Michel Simonis

Contact : Michel SIMONIS, 4500 HUY

Qu’y a-t-il de commun entre l’école et le grand marché mondial ?

L’école - c’est du strict bon sens civique - se doit de faire la chasse aux gaspillages. Pour les uns, dont nous sommes, les gaspillages de l’école sont surtout des gaspillages de cerveaux : les petits enfants entrent à l’école plein de ressources, d’enthousiasme, d’envie d’apprendre. Combien en ressortent démotivés, écrasés par le poids de la mésestime de soi, convaincus d’être des nuls, et d’avoir perdu leur temps, leur enfance et les plus belles années de leur vie en usant leurs fonds de culottes sur les bancs. Entre l’entrée et la sortie, quel gaspillage : la machine scolaire à broyé l’esprit, la créativité et la vie affective d’un certain nombre d’enfants, et - par la même occasion - d’un certain nombre d’enseignants... et d’un certain nombre de familles.

Pour d’autres, les gaspillages sont dûs à la mauvaise orientation des élèves. Beaucoup de redoublements pourraient être évités si chacun était orienté correctement vers les études correspondant à ses capacités et à ses aspirations. L’idée est donc tentante de compter sur les centres PMS pour limiter les dégâts. The right man in the right place. tout le monde sera content et on fera des économies. C’est ce discours que nous avons cru percevoir dans les premiers projets de la Communauté Française organisant la fusion des centres PMS et IMS dans un machin appelé "COSS". Si on gratte un peu, on n’est pas très loin des classes d’intérêts et des classes de niveau...

Cela nous a fait penser à Riccardo Petrella : la rhétorique idéologique dominante avance six commandements que voici résumés :

1. l’avenir, c’est l’adaptation à la mondialisation : village global, réseaux mondiaux d’entreprises multinationales... Il faudra s’adapter ou disparaître. On n’a pas le choix.

2. Il faut libéraliser tous les marchés. Supprimons toutes les barrières, les tarifs... L’Europe sera le lieu des quatre libertés : la libre circulation des biens, des capitaux, des services, des personnes. On va vers le "global market place".

3. l’Etat (et le secteur public) ne sert plus à grand chose, sinon à freiner le progrès. Il est lourd, bureaucratique, corrompu. Il faut donc le réduire à l’Etat minimal, "the plate state", l’Etat plat.

4. La plus grande efficacité se trouvant dans le secteur privé, laissons le pouvoir au privé. Privatisons tout ce qui est privatisable, et même au delà : l’eau, l’électricité, les avions, les trains, les hôpitaux, les écoles, etc. dans l’intérêt du "consommateur solvable" (l’insolvable est sans intérêt !). Tout devient marchandise, y compris la compétence, qui a comme toute marchandise qui se respecte, une durée limitée (et vient vite la date de péremption de la compétence).

5. Il faut innover en permanence. Et les individus seuls en sont capables, pas les Etats, empêtrés dans leurs lourdeurs. L’innovation est uniquement technologique, pas sociale ou humaine. Chacun doit être en permanence recyclable, en formation continuée toute la vie, sur base d’un projet individuel.
Pour un cadre âgé, coûter cher sans être utile est impardonnable. On parlera de "ressource humaine obsolète non recyclable" (IBM, parlant de ses cadres de plus de 52 ans).

6. puisque l’Etat (la société organisée politiquement), qui avait la capacité d’assumer le long terme, s’efface, il reste le Privé, qui ne peut, lui, penser que le court terme. Pressé par le temps, il ne s’occupe pas de politique. Il est pris dans la spirale de la compétition généralisée, qui devient la légitimation de tout.

Nous constatons qu’au sein de l’école, il arrive que des acteurs, sans en être toujours très conscients, véhiculent et transmettent ce discours, implicitement ou explicitement. Des profs participent à ce modèle dominant : "s’adapter est votre seul choix. Soyez les meilleurs".
Il n’y a plus de place pour la tolérance, la différence. La solidarité devient "intenable". La pensée unique l’emporte sur le respect de la différence. Le temps presse. "Quand j’aurai mon job, ma maison, ma famille et ma voiture, alors je penserai au bien commun" (un étudiant du Supérieur).
"Face à la concurrence généralisée, vous n’avez d’autres choix que d’être les plus compétitifs ou de disparaître du marché du travail. D’ailleurs, cette concurrence, nous la vivons déjà entre école.
Il nous faut être les meilleurs".
L’école est un marché. Les matières enseignées deviennent des produits vendables. Enseigner la chimie est un marché : cours privés, CDI, CD-rom... Idem pour l’Histoire de la Belgique. Et le prof. de Math. conçoit son cours pour Internet, donc pour le monde entier...

En fait il y a bien deux mondes, deux modèles, et une dualisation.
Caricaturons, et soyons un peu provoquants (c’est ce qu’on nous demande !) : il y a le modèle "A" et le modèle "B".

Les "A" sont dans le coup, ils sont des gagnants en puissance. S’ils bossent bien, et surtout s’ils jouent bien des coudes, ils feront partie des couches gagnantes. Stressés par la compétition généralisée, mais à l’abri du besoin.
Les crânes se gonflent : matière, matière. On n’est pas habitué à faire des choix, à analyser et à réfléchir sur ce qui se passe autour de soi, on étudie. On n’a pas le temps de se connaître soi-même, de s’analyser. D’ailleurs, non seulement, ça ferait perdre du temps, mais cela risquerait de faire réfléchir aux enjeux, de démobiliser, de détourner de "l’essentiel". Ce serait dangereux. "Je ne sais pas ce que j’attend, moi, de l’avenir. Je suis dans le train, c’est tout. Je ne me préoccupe pas non plus de l’avenir". les "A" n’arrivent plus à dire ce qu’ils sont, mais seulement ce qu’on voudrait qu’ils soient. "Mon horizon, c’est le court terme, l’échéance, l’immédiat : l’examen suivant, l’année suivante". Le prof. travaille pour l’année suivante. Les élèves aussi. Ils doivent suivre LE modèle, et il n’y a pas de projet pédagogique, pas de réflexion sur les valeurs que véhicule l’école.
On s’ennuie. Spleen. On ne fait pas de philosophie, pas de socio-politique : pas le temps. Matière, matière. On croit qu’on est dans une section forte. Il est inimaginable qu’il y ait des sections meilleures que la sienne.

Tout le monde est de bonne foi. L’éducation aux valeurs dominantes est implicite. Les sciences exactes, d’ailleurs, sont bourrées de valeurs implicites (G. Fourez).
Les profs d’université sont en plein dans ce modèle dominant dont parle Petrella , et ils le reproduisent à fond. Ils sont profondément convaincu que ce modèle est inéluctable, que le système est ainsi fait qu’il ne saurait en être autrement. Et cela passe dans les cours.

Les "B", eux, sont dans des écoles de seconde zone, parfois ghettos déjà, ils ont raté le train. Ils sont déjà remarqués - et marqués - comme largués en puissance, perdants. Ils ont acquis (un "cadeau" de l’école...) le sentiment de leur impuissance, de leur incompétence, de leur malchance. "Tout le monde ne peut pas y arriver. Il y a des recalés, qui se retrouvent dans des filières sans réels débouchés, où l’industrie n’ira pas recruter. Celle-ci sait que c’est dans les "filières nobles" qu’elle trouvera ceux qui l’aideront à l’emporter sur la concurrence. L’industrie va même investir son capital dans des écoles comme HEC. Là, c’est rentable.

Dans le modèle "A", on trouvera compétitivité des statuts et uniformité des valeurs.
Dans le modèle "B", on rencontrera l’impuissance acquise", ceux qui se ressentent comme en dehors, et qui devront trouver à subsister autrement, peut-être comme assistés, sans projets professionnels. Les "B", par contre, développeraient moins de compétition entre eux, mais davantage des valeurs de groupe, de solidarité, de fraternité. Là, les profs. ne sachant plus faire passer l’apprentissage classique, ont le temps de se pencher sur les valeurs. Ils peuvent réfléchir aux valeurs qui sont véhiculées dans l’école, aux différentes manières d’organiser le savoir, sa construction et son appropriation. Puisqu’on ne sait pas faire autrement. Puisqu’on ne sait plus faire comme avant.

Les uns sont tendus vers l’avenir. Les autres, sans avenir, sont dans la jouissance de l’instant présent. Pour les uns, les math., même si c’est très ennuyeux, c’est bien utile pour plus tard. Pour les autres, ce que j’apprend à l’école doit me servir tout de suite et puisque les math., ça ne sert à rien d’autre qu’à avoir des points, c’est imbuvable, puisque les points, ça ne mène de toute façon à rien.

Donc le dilemme est clair : ou bien on joue dans cette cour-là, on renforce la dualité du système, parce que ça coûte moins cher - qu’ils disent, et on fera des orientations "correctes" (sélectives).
Ou bien on se donnera la tâche toujours à refaire (mais il est des métiers impossibles, comme l’enseignement) de viser la mise en place de structures scolaires favorables à la réussite de l’élève. Mobiliser les ressources, éviter que l’on jette quotidiennement de la matière grise dans les poubelles.

Décoincer les situations qui font perdre à tous de l’énergie (de l’élan) et de la confiance (en soi, dans les autres, dans la société et dans la vie).
Orienter le système, penser à aménager la couveuse plutôt qu’à couper les ailes aux poussins.

Une école et un PMS "mobilisateurs de ressources" pour une société solidaire axée sur le bien commun plutôt que dépisteurs de carences, dans un climat de compétition généralisée ?

Oui ?
Mais comment ?

***

Il importe que nous sachions clairement à quel jeu nous allons jouer, et que nous fassions le choix - nous aussi - de ce que nous voulons.

Pistes de réflexion, de changements possibles...

 Une orientation scolaire et professionnelle

  • qui est un processus continu,
  • qui n’est plus uniquement une relation duelle avec un enfant ou un adolescent, mais évolue vers un modèle plus ouvert, comprenant aussi des interventions dans la structure scolaire,
  • qui met l’accent sur l’individu comme agent actif de son orientation,
    ce sont trois tendances que l’on observe dans la communauté européenne : pourquoi ne pas les inscrire dans nos textes légaux ?

 L’orientation peut commencer beaucoup plus tôt : l’enfant peut devenir acteur de ses choix dès l’école maternelle. Il peut déjà y être incité à réfléchir à ses choix - et à leurs conséquences, dont il sera amené progressivement à prendre la responsabilité.

 La notion (centrale dans les années 70-80) d’épanouissement personnel doit maintenant s’articuler avec la notion de bien commun, qui doit redevenir centrale.

 L’idée de bien public - ou de bien commun - est en train de reprendre du poil de la bête. Pourquoi ne pas réinvestir le bien public à l’école, remotiver les jeunes à s’intéresser au politique, préparer la citoyenneté, et faire de l’orientation un processus de responsabilisation axée sur le bien commun, prenant en compte la solidarité et pas seulement le porte-monnaie ?

 En tant que service public, nous ne pouvons négliger dans nos processus d’orientation le soucis du bien commun. C’est ce qui nous distinguera de services privés d’orientation comme le Siep, la BBL....

 S’orienter, choisir sa place dans la société, c’est un projet qui s’inscrit dans un contexte social, et qui prend une dimension collective. Ce projet social, il nous faudra l’inclure dans le processus d’orientation.

 Et puis, ne pourrait-on laisser tomber des "matières" au profit d’une éducation à la vie ?

Liège, 1997