D’où vient qu’il est si difficile à l’école à prendre en compte tout ce qui n’est pas “cérébral” ?
Cette mentalité imprégnées de méfiance à l’égard du corps et de la matière ne date pas d’hier...
Dans la longue série des “coupables”, il y a Descartes. Pourtant Montaigne (une tête bien faite plutôt que bien pleine) ou Spinoza [1] ont essayé d’ouvrir les fenêtres. Mais le malheur d’une école exagérément “rationnelle”, disons “rationnaliste”, ignorante d’un versant imaginaire et créatif, pourtant reconnu comme essentiel à l’apprentissage, remonte à Platon (et Aristote) puis aux écoles prises en charge par les grandes religions, tant chrétiennes que musulmanes. “La tradition chrétienne, dans la lignée de Platon (mais de manière moins tranchée), est en effet fondée sur un dualisme entre l’âme et le corps. D’un point de vue philosophique, Descartes reprend cette dualité et valorise l’âme au détriment du corps (…). Lorsque le corps agit sur l’âme, l’âme “pâtit”, elle subit l’influence du corps (…)” [2]
Cette mentalité imprégnées de méfiance à l’égard du corps et de la matière, accusés de perturber la sérénité de l’esprit, de fomenter l’anarchie, l’agitation et la déraison, “de détourner l’esprit des élèves de l’élévation vers le divin” - quelle méprise ! - continue d’imprégner notre culture scolaire.
“L’Occident, c’est-à-dire la civilisation qui nous porte depuis le raisonnement socratique et son baptême chrétien (…) s’est toujours défié des images”. Paradoxe d’une civilisation, la nôtre, qui à la fois a apporté au monde des techniques prodigieuse de traitement des images “et fait preuve, du côté de sa philosophie fondamentale, d’une méfiance iconoclaste (qui détruit les images ou les suspecte) endémique”. [3]
“La raison est l’unique moyen d’accéder à la vérité. Plus que jamais, à partir du XIIe siècle, l’imaginaire est exclu des procédures intellectuelles.”
“Ce refoulement et cette dépréciation sont tenaces : ils articulent encore la théorie de l’imagination et de l’imaginaire chez Jean-Paul Sartre, pour qui l’image n’est qu’une “quais-observation”, un néant”, une “dégradation du savoir”.
Le drame est que cette épistémologie occidentale nous a séparé du reste des cultures du monde taxées de ‘prélogiques’, de ‘primitives’ ou ‘d’archaïques’, note encore Gilbert Durand. [4]
Inutile de voir plus loin la source d’une hostilité plus ou moins exprimée de beaucoup de parents et d’enseignants, encore aujourd’hui, face aux moments scolaires où on bouge, dessine des mandala ou des schémas centrés, rêve, médite, bref “joue” au lieu de travailler, autant d’heures précieuses arrachées au temps qu’il eut fallu consacrer à préparer nos têtes blondes aux futures performances universitaires. Il faut du courage aux enseignants “atypiques” pour aller à l’encontre du courant encore dominant dans la planète école, et pour oser faire “perdre leur temps” aux élèves.
Enjeux pour l’Education nouvelle
Je me demande d’ailleurs si l’Education nouvelle n’aurait pas intérêt à se réapproprier pleinement l’inventivité corporelle de ses débuts qui s’est transmise et épanouie du côté des CEMEA, hors école, laissant à celle-ci au mieux de belles démarches intellectuelles, mais peut-être pas autant corporelles qu’on le voudrait, et la privant peut-être de ce fait de toute la richesse du corps en mouvement. (1)
Car “On peut apprendre à l’enfant à penser en images aussi bien qu’en mots, à penser avec son corps tout entier, à apprendre selon des schémas rythmiques, à utiliser des moyens kinesthésiques dans l’orthographe et dans les maths, bref à acquérir ses bases scolaires à partir d’un éventail beaucoup plus large de possibilités sensorielles et cognitive”, dit Jean Houston
Certes, dans les démarches, je me plait à reconnaître le foisonnement des “faire”, que je retrouve chez James Adams (2) dans sa liste des stratégies mentales (Faire un graphique -Rendre cyclique- Plonger - Construire -Jouer - Focaliser - Manipuler - Montrer - Trouver un exemple - Relier - Atténuer - Engager - Aller de l’avant - Reculer - Visualiser - Rêver - Symboliser, etc.) [5]
Je me souviens d’une démarche passionnante vécue à Millau, lors d’une Université d’Eté du GFEN, où la consigne était de dessiner le paysage du plateau du Larzac afin d’y reconnaître l’histoire géologique.
Réhabiliter la place du corps à l’école, je ne le vois pas seulement aux marges du programme, dans les cours d’Education physique, les sports ou les activités manuelles. Je le vois au coeur même des apprentissages, autant en français, en langues ou en mathématique qu’en sciences, en histoire ou en géographie. (Voir pavé “Voyage au pays de huit”)
J’y vois trois domaines :
– le corps en mouvement dans le groupe et dans l’espace (et le temps),
– les perceptions multi-sensorielles, y compris la production artistique (arts plastiques) et musicale.
S’y joint aussi l’utilisation des schémas centrés et des autres outils d’accès graphique au savoir et enfin
– l’attention à l’instant présent, contemplation, méditation, connexion avec la nature et l’environnement.
On pourrait ajouter l’intelligence émotionnelle (il ne me semble pas que Gardner en parle dans ses intelligences multiples)
La logique de l’eau
Dans le livre J’ai raison, vous avez tort 2, De Bono introduits le concept de la “logique de l’eau" et l’oppose à la traditionnelle “logique du rocher”. La logique de l’eau est celle de la perception, la logique du rocher celle du traitement.
Le rocher a une forme définitive et fixe. L’eau s’adapte au contenant, au récipient ou aux circonstances. La perception dépend du contenu, de l’expérience, des émotions, du point de vue, du contexte ...
Le rocher est statique ; l’eau est fluide et coule. La logique du rocher concerne “ce qui est”. La logique de l’eau et de la perception s’adresse à “ce qui pourrait être”.
Le bord du rocher est coupant, celui de l’eau est fluide, évoquant ainsi “la logique floue” de la perception.
La perception cherche à donner du sens à ce qui existe. Elle est aussi en quête d’un état stable (voir le réseau neuronal du cerveau). L’eau coule pour parvenir à un état de stabilité. Le rocher, lui, est immobile.
Cf. ce qu’en dit Spinoza, dans le livre de Frédéric Lenoir
Si nous examinons de près la logique de la perception, nous constatons qu’elle diffère notablement de la logique classique du rocher. Mais nous évitons de voir cette différence parce que l’incertitude liée à la perception nous déstabilise.
Pour être créatif, il est important de prendre conscience de la fluidité de la perception et de la possibilité de perceptions multiples, toutes aussi valables les unes que les autres. C’est une condition essentielle de la pensée créative. Nous devons replacer “est” par “peut être”. À la fin du processus de pensée créative, cependant, il nous faut revenir à la logique du rocher pour présenter des idées valides, incontestables et légitimes. Mais nous ne pouvons accéder à ces idées si nous ne nous laissons pas guider par la fluidité de la logique de l’ eau et par la “pensée latérale”.
L’art
“L’art serait une forme de pensée, une pensée profonde, qui perce au delà de la réalité vers les profondeurs des arrières plans du réel.” [6]
“A force de regarder, on finit par voir”
L’art ne sert plus à (dé)peindre la réalité, à représenter le visible, mais ce que l’artiste sait. Étant souvent un chamane, l’artiste d’une communauté plonge son art au coeur de la tradition, au delà du visible, et fait émerger une connaissance qui aide à vivre, à soutenir une communauté, à se protéger ou se défendre, à vivre, à guérir…
Cette ouverture à l’art des cultures premières, (comme par exemple les Aborigènes d’Australie, ou les indiens Hopis d’Amérique du Nord) jette une lumière crue sur nos aveuglements savants, et une entrée dans la compréhension des artistes qui ont fondé l’art moderne.
Comme nous l’ont appris Michel et Odette Neumayer, on peut aller chercher les textes fondateurs des artistes comme Kandinsky qui permettent une relance dans les démarches d’écriture et arts plastiques.
“Peindre, c’est penser, c’est donner une autre dimension aux choses, réinstaller la dimension spirituelle, religieuse au coeur de la vie culturelle.” [7]
Je retrouve là les intuitions de l’anthroposophie, et le travail du Dr Hauska, par exemple, développées dans l’art thérapie et reprises dans “l’art social”.
La violence est l’accumulation muette de talents réprimés ». Les artistes ont le don de transformer la violence en art, de sorte que même leurs ennemis puissent en jouir. L’art prépare l’enfant à la connaissance avant qu’il ne soit exposé à la discipline et aux rigueurs de la vie." disait Yéhudi Menuhin.