A propos de L’approche par compétences : une mystification pédagogique
2009
La lecture de cet article est très intéressante. C’est une belle recherche, très documentée, comme peut les faire Nicolas Hirtt. mais elle appelle quelques remarques.
1.
a. A des considérations strictement vérifiables, aux sources clairement établies, il ajoute des considérations personnelles que parfois, comme dans l’exemple suivant, je peux considérer comme des dérapages.
Ce plus petit dénominateur commun, ce sont les compétences de base, dont différents organismes, comme l’OCDE et l’Union européenne, se sont attelés à établir la liste. On y retrouve systématiquement les éléments suivants : • capacité de communication dans la langue maternelle • capacité de communication dans une ou plusieurs langues étrangères • culture scientifique, technologique et mathématique • alphabétisation numérique (utilisation d’un ordinateur) • flexibilité et adaptabilité • esprit d’entreprise.
b. Ajoute personnelle de Nico Hirtt :
Telles sont les compétences requises pour tous les travailleurs. En effet, les nouveaux emplois « non qualifiés », évoqués plus haut, font tous appel à ces compétences. Aujourd’hui, le travailleur réputé sans qualification doit pouvoir lire et écrire, effectuer une multiplication et une addition, baragouiner quelques mots d’anglais et de néerlandais, utiliser un traitement de texte, effectuer une recherche sur Google, transférer un fichier sur une clé USB, s’exprimer poliment, faire la conversation aux clients, posséder un permis de conduire et trouver sa route avec un GPS. On attend aussi de lui qu’il ait l’esprit d’entreprise et le sens du travail d’équipe, qu’il soit disponible le week-end, qu’il sache se serrer la ceinture, qu’il puisse prendre des initiatives quand c’est nécessaire, qu’il n’en prenne surtout pas quand il ne faut pas, qu’il soit discipliné au travail, qu’il fasse copain-copain avec son supérieur lors du barbecue de fin d’année et qu’il y apprenne avec le sourire qu’il sera viré à la rentrée.
Cette façon de faire déforce la démonstration.
2.
L’ensemble de l’article fonctionne comme une analyse du système scolaire dans la société à partir du concept de "compétences" comme analyseur. Je pense qu’on pourrait prendre n’importe quel aspect de l’enseignement et mener la même analyse : un "bon" outil, je veux dire un outil dont le but est louable, et le fonctionnement utile à une bonne adéquation des méthodes et des pratiques aux résultats visés, est dévoyé par la culture dominante qui vide le "bon" outil de ses bonnes intentions et en fait un outil de classe, au profit des couches privilégiées de la société. Il en est ainsi pour la "notation", le "défi pédagogique", "l’auto-socio-construction" et le "tous capables", comme cela l’a été pour le Révové ou les mathématiques modernes, le "Prodas", le sociogramme, le Mandala, etc… Hors école, il en va de même pour tout nouveau concept, comme "l’écologie", le "développement durable", "les biocarburants" et sans doute bientôt "l’objection de croissance" ou la "simplicité volontaire" !
Ce que je veux dire, c’est que mettre en question les "compétences" car à travers ce concept, c’est sans doute combattre contre des moulins. Ce qu’il faut dénoncer, c’est plutôt la capacité incroyable de récupération de toute bonne idée quelle qu’elle soit par le pouvoir. L’intérêt de généraliser l’analyse et la critique n’enlève cependant rien à l’intérêt de l’article de Nicolas Hirtt. Je pense qu’il est une démonstration, parmi d’autres, de comment fonctionnent les mécanismes de récupération sociale. Je plaide donc pour un élargissement de la réflexion, et pour qu’on ne jette pas le bébé avec l’eau du bain, les "compétences" avec leur récupération par le monde des affaires, l’Europe marchande et les mécanismes totalitaires de la mondialisation.
Que reprocher aux compétences, telles qu’elles sont définies au départ ? A condition d’en enlever le caractère de primauté, de priorité ("mais plutôt…" "les savoirs, savoir-faire… "ne sont que des ressources"…), je ne vois pas en quoi elles sont mauvaises. D’ailleurs, ne forment-elles pas le fondement de la pratique du "chef d’oeuvre" ?
"Ce que ça change : Ce qui caractérise l’approche par compétences, c’est que les objectifs d’enseignement n’y sont plus de l’ordre de contenus à transférer mais plutôt d’une capacité d’action à atteindre par l’apprenant. Une compétence ne se réduit ni à des savoirs, ni à des savoir-faire ou des comportements. Ceux-ci ne sont que des « ressources » que l’élève ne doit d’ailleurs pas forcément « posséder », mais qu’il doit être capable de « mobiliser » d’une façon ou d’une autre, en vue de la réalisation d’une tâche particulière. Une compétence, dit l’un des promoteurs de cette approche, est « une réponse originale et efficace face à une situation ou une catégorie de situations, nécessitant la mobilisation, l’intégration d’un ensemble de savoirs, savoir-faire, savoir-être... » [Bosman et al. 2000].
Selon un document d’analyse publié par la Fondation Roi Baudouin, à la demande du gouvernement flamand, la compétence est « la capacité réelle et individuelle de mobiliser, en vue d’une action, des connaissances (théoriques et pratiques), des savoir-faire et des comportements, en fonction d’une situation de travail concrète et changeante et en fonction d’activités personnelles et sociales » [De Meerler 2006]. Beaucoup d’auteurs insistent également sur le fait que la tâche à réaliser pour prouver sa compétence doit être « inédite » : l’élève (ou le travailleur) compétent doit pouvoir se débrouiller dans des situations nouvelles et inattendues, même si elles restent évidemment confinées dans le cadre d’une « famille de tâches » déterminée [Bosman et al. 2000, Roegiers 2001].
Que les compétences soient ou non le résultat d’une action du monde de l’entreprise est secondaire. Il me parait plus juste de constater comme Perrenoud "
qu’il y a « une jonction entre un mouvement de l’intérieur et un appel de l’extérieur. L’un et l’autre se nourrissent d’une forme de doute sur la capacité du système éducatif de mettre les générations nouvelles en mesure d’affronter le monde d’aujourd’hui et de demain » [Perrenoud 2000]"
De nouveau le commentaire personnel de N. Hirtt est tendancieux (et non étayé) :
"Les illusions de Perrenoud devront s’envoler."
Toute la démonstration sur la polarisation du marché de l’emploi et la flexibilité demandée par les entreprises est intéressante et utile, mais sans toute quelque peu hors de propos. On sait bien que l’entreprise a de tout temps voulu instrumentaliser l’école à son profit. Rien de neuf sous le soleil. On disait déjà, il y a 40 ans, que la société attendait de l’école qu’elle fabrique 25 % de décideurs et 75 % d’exécutants. Sauf, que ce n’est peut-être pas un rappel inutile pour les nouveaux acteurs de l’enseignement.
"A quoi sert l’école ? Marcel Crahay, qui fut pourtant jadis l’un des défenseurs de l’introduction des compétences dans l’enseignement francophone belge, écrit aujourd’hui : « la logique de la compétence est, au départ, un costume taillé sur mesure pour le monde de l’entreprise. Dès lors qu’on s’obstine à en revêtir l’école, celle-ci est engoncée dans un habit trop étriqué eu égard à sa dimension nécessairement humaniste. Il est urgent que l’école se dégage de l’emprise de l’économisme qui s’insinue dans tous ses rouages, intellectuels et organisationnels » [Crahay 2005].
L’extrait de Gramsci cité par Nico Hirtt vaut la peine d’être rappelé ici en entier :
Antonio Gramsci et l’enseignement par compétences…
Dans ses « écrits de prison » de 1931, le dirigeant marxiste italien Antonio Gramsci, emprisonné par les fascistes, réagissait déjà avec force contre l’idée de confiner les enfants du peuple dans des savoirs plus « pratiques » que ceux des enfants de la bourgeoisie, des savoirs plus « instrumentaux », davantage orientés vers leur profession future. « Dans l’école actuelle, la crise profonde de la tradition culturelle, de la conception de la vie et de l’homme entraîne un processus de dégénérescence progressive : les écoles de type professionnel, c’est-à-dire préoccupées de satisfaire des intérêts pratiques immédiats, prennent l’avantage sur l’école formatrice, immédiatement désintéressée. L’aspect le plus paradoxal, c’est que ce nouveau type d’école paraît démocratique et est prôné comme tel, alors qu’elle est au contraire destinée non seulement à perpétuer les différences sociales, mais à les cristalliser (...) L’école traditionnelle a été oligarchique parce que destinée à la nouvelle génération des groupes dirigeants, destinée à son tour à devenir dirigeante : mais elle n’était pas oligarchique par son mode d’enseignement. Ce n’est pas l’acquisition de capacités directives, ce n’est pas la tendance à former des hommes supérieurs qui donne son empreinte sociale à un type d’école. L’empreinte sociale est donnée par le fait que chaque groupe social a son propre type d’école, destiné à perpétuer dans ces couches une fonction traditionnelle déterminée, de direction ou d’exécution. Si l’on veut mettre en pièces cette trame, il convient donc ne de pas multiplier et graduer les types d’écoles professionnelles, mais de créer un type unique d’école préparatoire (élémentaire-moyenne) qui conduise le jeune homme jusqu’au seuil du choix professionnel, et le forme entre temps comme personne capable de penser, d’étudier, de diriger, ou de contrôler ceux qui dirigent ». [Gramsci dans le texte, tome II, p 148]
3.
A la fin de cette première partie, l’auteur pose une bonne question :
Et pour l’école, la question pertinente n’est donc pas « de quels savoirs armer les jeunes pour être compétitifs dans cette économie, pour être les plus forts, pour écraser les autres », mais bien : « quels savoirs et quelles valeurs leur seront nécessaires afin de sortir le monde des crises économiques, climatiques, écologiques, énergétiques, alimentaires, sociales, culturelles... qui s’enchaînent avec une force toujours redoublée ? Quels savoirs et quelles valeurs l’éducation doit-elle transmettre — et à qui les transmettre ? — pour accélérer la fin d’un ordre économique et social anarchique et inique, qui conduit l’humanité à la ruine ? ».
Mais voilà que dans la deuxième partie, titrée "mobiliser sans connaître ni comprendre", il me semble surtout fantasmer sur les "mauvaises intentions". Pourquoi ne pas chercher le bon partout où il se niche, même dans les "compétences" ? Exemple :
L’un des reproches le plus souvent formulés à l’adresse de l’approche par compétences est qu’elle relègue au second plan et néglige les contenus propres aux disciplines enseignées : le savoir et le savoir-faire. Malgré les dénégations fréquentes de la part des promoteurs de l’APC, nous croyons que ce reproche est non seulement justifié mais tout à fait fondamental.
L’évocation de Pierre Hazette est un peu facile à ce propos ! Je préfère une analyse plus compréhensive et moins manichéenne, en rejoignant plutôt l’analyse de Bernard Rey :
Pour sa part, Bernard Rey souligne combien les socles de compétences de la Communauté française négligent l’importance de faire acquérir les savoirs routiniers avant même de pouvoir penser à développer des compétences : « Dans les Socles de compétences (....), tout se passe comme si les auteurs avaient considéré que l’acquisition des procédures élémentaires allait de soi et qu’il était inutile de les rappeler : c’est ainsi que la maîtrise des opérations arithmétiques élémentaires n’est pas mentionnée explicitement. Le texte passe le plus souvent directement à la mise en oeuvre de ces procédures de base dans des situations dans lesquelles il s’agit de reconnaître l’opportunité de leur usage. (...) Il semble que les auteurs aient pensé qu’une vraie compétence, digne de ce nom, ne pouvait se limiter à l’effectuation de l’opération arithmétique, mais devait comprendre l’identification, dans une situation nouvelle pour l’élève de l’opportunité de l’opération. » [Rey 2007]
Je suis persuadé en effet, que les rédacteurs des programmes n’ont jamais songé un instant à évacuer les savoirs, mais qu’ils ont considéré les enseignants comme suffisamment ancrés dans cet apprentissage des savoirs pour les stimuler à aller un pas plus loin, pour ne pas se contenter d’en rester aux seuls savoirs. Les programmes ont d’ailleurs toujours parlé de "savoirs, savoir-faire et savoir-être". A critiquer les compétences, on risque d’oublier les savoir-être, Ce qui serait quand même gravissime ! Ou alors on les réduit à des "attitudes", ce qui n’est pas mieux !
La compétence est de l’ordre du “savoir mobiliser” » [Le Boterf 1994].
Le "savoir mobiliser" à ce que je sache n’est pas superflu dans les objectifs d’un apprentissage.
Voici un paragraphe incompréhensible et teinté de mauvaise foi (pour ce que j’en comprends !) :
Comme le note très justement Marcel Crahay, « dès lors que l’on spécifie que le dévoilement de la compétence exige des situations de complexité inédite, c’est bien qu’il s’agit d’isoler un quelque chose de tout effet direct d’apprentissage et d’enseignement » [Crahay 2006]. On idéalise et on naturalise ainsi la compétence, on la transforme en une pure abstraction qui flotterait mystérieusement au-dessus des savoirs, un peu comme le Saint-Esprit flotte au-dessus de la matière…
Y aurait-il - sous-jacent à la démonstration - un vieil antagonisme entre matérialisme et idéalisme ?
"Un peu comme si on demandait désormais à l’école qu’elle apprenne à jouer, mais sans préciser si c’est de hockey, de patiences ou d’échecs qu’il s’agit ! » [Baillargeon 2006]"
Eh bien, nous y voilà. Pourquoi l’école ne développerait-elle pas chez les élèves un savoir être ludique ? Indépendamment de l’entreprise et de son emprise sur l’école, je pense que celle-ci doit aussi préparer le futur adulte à une vie épanouissante en dehors du travail.
Pour que la "civilisation des loisirs" ne l’écrase avec ses bulldozers télé et autres, pour que chacun puisse utiliser son "temps de cerveau" à autre chose que consommer de la télé et du coca.
Permettre aux apprenants de s’imprégner de "gratuité" (je considère celle-ci comme une idée force de l’Education Nouvelle), tellement bien mise en oeuvre par les "secteurs poésie", l’art, les ateliers d’écriture, qui sont, à mon sens, des portes ouvertes de l’Education nouvelle vers une "vie intérieure" - sans employer le terme, sans doute très politiquement incorrect !).
Ceci dit, je ne peux qu’être d’accord avec la conclusion de Bernard Rey :
C’est ce qui amène Bernard Rey à proposer de redéfinir le concept de compétence de façon beaucoup plus restrictive : « “Savoir résoudre une équation du second degré” est une compétence. En revanche, “savoir résoudre un problème“ n’est pas une compétence, c’est une parole vide. C’est tout au plus une spéculation de psychologues.
Mais je n’irai pas jusqu’à ce nouveau dérapage du raisonnement de Nico Hirtt, que constitue le commentaire qui suit :
Mais que l’on abandonne radicalement le concept de compétence ou qu’on le redéfinisse comme étant simplement un savoir-faire, histoire de sauver la face, qu’importe : d’une façon ou d’une autre, il faudra passer par une refonte complète des désastreux programmes que se sont donnés les systèmes éducatifs fondés sur l’APC.
4.
La troisième partie parle de constructivisme.
D’abord voici un bon morceau de mise au point.
En pédagogie, le constructivisme désigne un ensemble de conceptions issues notamment des travaux du psychologue suisse Piaget (1896- 1980) et, davantage sans doute, du russe Vygotski (1896-1934). Pour désigner l’héritage de ce dernier, on parle parfois de « socio-constructivisme », parce qu’il mettait davantage l’accent sur l’importance des relations sociales de l’enfant (avec son environnement, ses condisciples, ses professeurs) que sur le développement autonome de son intelligence. Pour l’essentiel, le constructivisme pédagogique affirme simplement, sur base d’observations scientifiques, que les concepts s’acquièrent plus facilement et plus efficacement lorsque durant l’apprentissage l’élève passe par un processus de (re)construction des savoirs, c’est-à-dire, techniquement, par sa participation à une démarche hypothético-déductive. La « mise en situation de recherche », l’activité de l’élève sur des « chantiers de problèmes » qui « donnent sens » aux apprentissages, est plus efficace qu’une démarche exclusivement transmissive, d’une part parce qu’elle est source de motivation, d’autre part et surtout parce que le va et vient de questionnements, de tâtonnements, d’erreurs, d’hypothèses qu’elle engendre permet de progresser réellement dans la compréhension. Il s’agit en quelque sorte d’amener l’élève à parcourir à son tour un processus identique ou similaire à celui qui a vu éclore le savoir qu’il étudie. Toute théorie scientifique apparaît en effet historiquement comme réponse à une interrogation, comme produit d’une démarche faite d’hypothèses et de vérifications mais aussi d’erreurs et de conflits. Tous les savoirs sont, historiquement, des « constructions sociales et culturelles », marquées par les idées, les contradictions propres à l’époque qui les a vu naître. (…) La pédagogie constructiviste ne dit évidemment pas que chaque élève doit tout redécouvrir. Ni même que la contextualisation des savoirs scolaires doit nécessairement être conforme au cheminement historique. On peut amener les élèves à découvrir et à formuler des éléments des théories de Galilée et de Newton à partir de questionnements qui, aujourd’hui, seront plus efficaces et davantage porteurs de sens que de vouloir les replonger dans le contexte culturel du XVIIe siècle. L’important n’est pas là, mais dans le fait que les savoirs répondent à des questions qui font sens pour l’élève et qu’il ait, par ses tâtonnements, ses hypothèses, ses erreurs, suffisamment participé au processus de construction du savoir pour en comprendre la portée. Cette nécessaire activité de l’élève peut prendre mille formes, depuis le simple jeu de questions-réponses entre la classe et le professeur jusqu’à la « pédagogie du projet », pour autant qu’elle soit efficacement dirigée et encadrée. Le constructivisme pédagogique bien compris se situe en tout cas à des années-lumière de l’espèce de fétichisme méthodologique que certains ont voulu en faire avec leurs immuables « mise en situation de recherche », « recherche documentaire », « production individuelle ou collective »…
La suite est plus discutable. La présentation du constructivisme philosophique est réductrice et tendancieuse. Je ne m’y attarde pas.
Mais évidemment, raccrocher l’approche par compétence à ce constructivisme philosophique caricatural n’a pas beaucoup de sens. Et c’est de nouveau un procès d’intention. Dommage !
"Ici, la similitude du discours avec celui des pédagogies constructivistes semble flagrante. Mais cette ressemblance au niveau du langage cache, en réalité, un retournement complet des moyens et des buts. La différence radicale entre l’approche par compétences et les pédagogies constructivistes, la voici… "
La suite n’est qu’une caricature. Je propose plutôt d’inscrire résolument l’approche par compétence, entendue comme prolongement, complémentaire à la pédagogie des savoirs, dans le cadre du constructivisme pédagogique, en filiation à Piaget, Vygotski ou Freinet. Autrement dit dans le mouvement de l’Education nouvelle.
La suite de l’article fait le procès de la pédagogie dogmatique et bureaucratique, notamment des programmes de l’enseignement catholique. Conclusion :
« La réforme en cours est marquée au coin du paradoxe : d’un côté, elle tient un discours qui professe l’ouverture, de l’autre, elle prescrit tout un arsenal de compétences (...) dans un système d’éducation dont la rigidité est à peine dissimulée » [Boutin 2000].
Voilà qui caractérise précisément toute la réflexion pédagogique de l’enseignement catholique. C’est bien vu. C’est a cela que j’ai été confronté - en tout cas pour l’enseignement fondamental - dans tous mes travaux avec les pédagogues et animateurs pédagogiques du Segec. C’est typique d’une réflexion qui part d’une bonne intention, d’une ouverture sur les "nouvelles pédagogies" mais qui retombe très vite dans les travers traditionnels dont on n’arrive pas à se départir. "Chassez le naturel…"
En définitive si
"L’APC, qui devait transformer nos écoles en ruches bourdonnantes d’activité pédagogique, les a, au contraire, enfermées dans un ronronnement bureaucratique et stérile",
ce n’est pas le fait de l’APC, mais inhérent aux habituelles dérives des programmes rédigés par des personnes qui ont perdu depuis longtemps le contact avec les classes et la pratique enseignante, en outre écartelées entre leurs références théoriques "éclairées" à bonnes sources et les impératifs d’une structure particulièrement rigide et conservatrice, qui "veille au grain". Je crois, heureusement, que les prof. sont en général suffisamment autonomes et indépendants pour faire, envers et contre tout, juste ce qu’ils croient bon de faire, sans se laisser impressionner par les programmes, qui ne sont reçu que comme du papier.
Mais cela pose un autre problème : beaucoup ne croient bon de faire que ce qu’ils ont toujours fait, ou appris à faire - à l’unif. ou à l’école normale - et ce n’est pas nécessairement joli, joli… Peu importent les directives et les programmes. Voir d’ailleurs plus loin à ce sujet les constatations faites par
Après ces tours et détours, on en revient à une conclusion nuancée et modérée de Marcel Crahay qui est inattaquable et permet de poser les vraies questions :
« Au nom du constructivisme piagétien, il importe de démonter la nouvelle doxa des compétences méta-disciplinaires (...) Le statut scientifique du concept de compétences est incertain. Les emprunts opérés par différents auteurs aux diverses théories psychologiques pour le légitimer ne sont pas pleinement convaincants. Nous lui reconnaissons un seul mérite : celui d’avoir remis au-devant de la scène pédagogique la problématique de la mobilisation des ressources cognitives en situation de résolution de problèmes. Vrai problème auquel le concept de compétence apporte, selon nous, une mauvaise réponse » [Crahay 2006].
Je ne pense pas que la "mauvaise réponse" remette en question le concept de compétence, mais son utilisation, la façon dont elle "répond" au "vrai problème".
Il me semble que si l’on s’en tient au concept de compétence comme complémentaire aux "savoirs, savoir-faire et savoir-être", on ne peut qu’enrichir sa panoplie d’enseignant.
Il reste qu’une dérive dénoncée plus haut dans l’article et à mon sens hautement contestable et hasardeuse se trouve dans les tentatives d’évaluer les compétences. Tentatives impossibles et dangereuses quand il s’agit d’évaluer les compétences sociales (le respect des autres, l’autonomie…) et d’avantage encore les "savoir-être". C’est là qu’on dérive vers le contrôle à la big brother, le risque de pouvoir absolu du maître sur l’apprenant… Je souscris d’ailleurs pleinement aux remarques de Marcel Crahay, sans y voir aucune contradiction avec ce que je retiens, plus haut, comme manière de considérer la pédagogie des compétences :
Outre qu’elle représente une charge de travail inouïe pour les enseignants, l’évaluation par compétences est loin de faire l’unanimité parmi les chercheurs en sciences de l’éducation. En particulier, l’exigence de ne soumettre les élèves qu’à des situations inédites et complexes est critiquée par Marcel Crahay (ULg et Université de Genève) (…) : "on ne comprend dès lors pas pourquoi l’évaluation des compétences devrait se concentrer sur les situations à la fois complexes et inédites pour l’individu. Pourquoi faire de l’exceptionnel la norme de la vraie compétence ? Pourquoi évaluer les élèves dans des situations qui ne se reproduiront pas nécessairement ? Pareille exigence nous paraît injustifiée (...). » « En milieu professionnel, la gestion des événements réguliers a son importance. À y réfléchir simplement, la standardisation des procédures a sa pertinence et sa noblesse. Elle relève – pour partie, au moins – de la volonté de l’homme de réduire l’incertitude, l’aléatoire et l’accidentel dans l’exécution des tâches. On peut même avancer que la standardisation des procédures ou opérations professionnelles est d’autant plus pertinente que la tâche est périlleuse. Une intervention chirurgicale est affaire délicate et le patient a intérêt à ce que les actes du chirurgien soient aussi automatisés et routinisés que possible. De même, le voyageur a gagné en sécurité avec la standardisation de l’activité de pilotage des avions. Certes, le chirurgien comme le pilote d’avion doivent pouvoir faire face à l’exceptionnel, mais ils doivent d’abord apprendre à gérer les situations régulières. L’un n’est pas moins nécessaire que l’autre. » [Crahay 2006]
Cela n’empêche évidemment pas la formation des chirurgiens et des pilotes de les doter de "compétences" à réagir devant l’imprévu ! J’ajoute même que dans la formation des médecins, chirurgiens et autres "spécialistes" il manque souvent une fameuse dose de compétence relationnelle, considérées comme secondaire.
Il fut un temps où, à l’université de Louvain, le cours le plus chahuté par les étudiants était le cours de psycho. ! Je ne suis pas sûr que cela ait changé. A moins qu’un enseignement plus centré sur les compétences...
Sur le plan des relations humaines, n’en déplaise à Nicolas Hirtt, ce n’est pas tant de savoirs psycho-relationnels dont ont besoin les chirurgiens, mais d’avoir exercé et développé des savoir-être relationnels, qu’on pourrait appeler, pourquoi pas, des compétences.
5.
J’en viens à la quatrième partie de l’article : L’approche par compétence, facteur d’inégalité.
"On pourrait tenter de se rassurer en espérant que les enseignants rectifieront le tir." écrit Nicolas Hirtt.
Le problème, c’est que certains le font et d’autres pas.
Si j’excepte le passage suivant, que je conteste
D’ailleurs, puisque le concept de compétence, du moins tel qu’il est véhiculé dans l’APC, est un concept parfaitement creux et puisqu’il est décidément impossible de faire réaliser des tâches complexes aux élèves sans qu’ils maîtrisent des connaissances et des savoir-faire, alors de toute façon les professeurs ne peuvent faire autrement que de transmettre (au pire) ou d’amener les élèves à construire (au mieux) des savoirs. Seulement voilà : comme les programmes restent pratiquement muets quant à la nature et au niveau des savoirs à mobiliser, c’est le professeur qui doit trancher cette question lui-même. Or, il ne se peut qu’il ne soit influencé dans ce choix par le type d’élèves qu’il a devant soi, par l’anticipation des niveaux de difficulté qu’il risque de rencontrer. Cela encore ne serait rien si les élèves de diverses origines sociales étaient répartis de façon hétérogène dans les différents établissements scolaires.
Je suis d’accord avec la suite et aussi avec ce qu’en disent Letor et Vandenberghe :
"Dans un tissu scolaire fortement polarisé sur le plan social, comme c’est le cas dans la plupart des pays occidentaux et particulièrement en Belgique, avec nos écoles-ghettos de riches et de pauvres, ceci vient inexorablement renforcer l’étroite liaison entre dualité sociale et dualité des performances scolaires." En conclusion, il me parait certain que "approche par compétence" ou pas, les enseignants ont des pratiques tellement différentes les unes des autres, tributaire du milieu social dominant de leur école, que, une fois de plus, une pratique qui se voulait novatrice et de nature à redonner du sens aux apprentissages se trouve récupérée et accentue les différences sociales :
Dans une étude du Girsef, Caroline Letor et Vincent Vandenberghe, pourtant favorables à l’approche par compétences, reconnaissent eux aussi avoir été « frappés par la marge de nuances dans les conceptions des compétences véhiculées dans le système éducatif. (...) Les degrés d’intégration, de complexité et de nouveauté introduits dans l’évaluation des compétences diffèrent au point que pour certains les situations problèmes se résument à l’application de routines quelque peu déguisées ou partielles et pour d’autres, elles engagent la combinaison pertinente de procédures complexes et originales de la part des élèves. On est en droit de se demander quels effets va introduire cette diversité sur l’évaluation des compétences et sur l’hétérogénéité des résultats des élèves ? » [Letor et Vandenberghe 2003]
Sans doute fallait-il tout ce détour par l’approche des compétences pour démontrer, une fois de plus, comment fonctionne le mécanisme très opérant de récupération par les classes sociales dominantes. Alors merci à Nicolas Hirtt. Merci aussi de nous aider à bien cerner et recadrer une pratique dont il fait le procès, intéressante et incontournable, si l’on comprend bien dans quel jeu on joue. Quel dommage qu’il déforce sa démonstration en la caricaturant et en la dénaturant et qu’il entache sa collecte d’articles et d’informations si riche et si instructive, par des considérations personnelles approximatives !
Le temps des combats et des affrontements est passé. Il ne s’agit plus tant de détruire l’ennemi que de trouver dans chaque position ce qui peut enrichir la position contraire. Le temps d’une nouvelle culture, une vraie culture de convergence est venu.
Mais cela, c’est un autre chantier…
Je m’y suis essayé, sans vraiment y parvenir sans doute…
Michel Simonis
Le 18 octobre 2009